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Balafres et mise à terre VII


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 Sujet du message: Balafres et mise à terre VII
MessagePublié: 24 Avr 2008, 11:05 
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Safran
Safran
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Localisation: Entre Vercors et Brocéliande
J'avançais lentement. Une peur tenace me serrait le ventre, et l'air me manquait. De longues gouttes de sueur glissaient sur mes joues, et venaient déposer leurs baisers acides à la commissure de mes lèvres gercées. Le froid était resté à l'arrière, sur le glacier. Il régnait une quiétude irréelle sur cette longue arche de métal, tout semblait figé, je ne regardais pas sous mes pieds, car les structures transparentes laissaient entrevoir des abîmes insondables et mouvants. Les voiles cotonneux des nuages jouaient avec les vents instables, et ricochaient, incertains, sur les arrêtes de métal, happaient les traverses, courraient sur les voûtes espacées, m'aveuglaient moqueuses, pour me permettre, l'instant d'après, de percevoir le palais à travers les miasmes ouatés de leurs gants tremblants.

L'attaque fut brutale et rageuse.

Je sentis la lame déchirer mes chairs, et le sang inonder la matière translucide qui formait les lattes de la travée du pont. Son rire assourdissant m'effrayait terriblement. Instinctivement je m'accroupis sur le pont, au loin, je le distinguais vaguement entrain de faire un large demi cercle dans les airs. Je ne pus m'empêcher de me dire qu'il volait avec une grâce exquise. Son cavalier, tout de noir vêtu, relevait sa longue épée sombre, alors que le cheval ailé d'un noir absolu et soyeux s'engageait en piquée afin de venir me percuter et me projeter par delà la rambarde. Je saisissais l'épée courte de Jinkar, et m'aplatissais le plus possible. Ses yeux rouges et mauvais, son haleine fétide, et la démesure de ses proportions gigantesques me le rendaient terrifiant. Je n'avais aucune chance. J'étais seule et blessée, accrochée aux élingues élégantes des haubans de cette gracieuse passerelle, si vulnérables au milieu d'un néant d'absolues quintessences, toutes essentielles, mais toutes imperceptibles.

La tour blanche glisse sur l'échiquier. Le geste rageur et l'attaque imprévisible de ce cheval noir ont eu raison de cette folle audace. Elle hésite un instant, semble s'immobiliser puis tombe dans un bruit sec et se casse en touchant le sol. L'homme en noir sourit. Il sait qu'il n'a jamais été aussi près de la victoire. Le vieil homme me regarde, étonné, sous le choc de la fulgurance de cette stratégie irrévocable et insensée. Sa main tremble, il a peur. Au delà des jouteurs, dans l'exquise quiétude de ce salon tout en opulence, les mines sont graves. Le rouet s'immobilise, et la vieille dame se relève un peu. Elle arrête de carder la laine épaisse, la toile est suspendue, les destins se nouent et s'opposent, prêts à s'orienter vers la décision du Conseil.

Accrochée à la rambarde avec ma main gauche, je levais l'autre, armée de mon arme courte vers le ciel, alors qu'il arrivait à mon niveau à une vitesse fabuleuse. Les haubans tintaient une lente litanie suraiguë, qui accélérait à mesure que les ailes du cheval noir battaient afin de le ralentir. Dressé sur ses étriers, le cavalier semblait immense. Un rictus haineux griffait son visage, alors qu'il abattait son épée vers moi. Je roulais sur moi même, abandonnant mon sac, et me relevait de l'autre côté de la travée, alors que le cheval ailé essayait de relever sa trajectoire et éviter les contreventements métalliques de la structure aérienne. J'enfonçais ma dague dans le corps sombre de la bête, qui hurla. Il essayait de se rattraper, battant furieusement de ses ailes noires et membraneuses, mais le mal était fait. La pointe de mon arme avait sectionné le poitrail de l'animal s'enfonçant dans ses entrailles offertes, et coupé son ventre sur une grande longueur, à cause de la vitesse à laquelle il s'était déplacé. Dans une ruade désespérée, le cheval ailé arriva à se remettre dans une trajectoire appropriée, mais il attrapa les membrures supérieures du pont, qui sous l'impact se fissura dans un vacarme de verre qui se brise. Je n'eus que le temps de m'accrocher au tablier de la passerelle, avant que celle ci ne cède sous le poids de la monture déséquilibrée qui venait de se prendre dans les haubans opposés, les déchirant les uns après les autres, dans un épouvantable fracas. Le sang poisseux et noir de la bête rendait le pont glissant, alors qu'il se déroulait à une vitesse effarante, vaincu par l'impact, qui avaient brisé ses amarres. Le cavalier essaya de sauter, abandonnant la pauvre bête qui, dans un hennissement furieux, tomba par dessus le parapet dans le néant, sans que ses ailes ne puissent plus le porter.

Le pont tombait toujours, à une vitesse effroyable, maintenu uniquement par ses armatures du côté du palais. J'enroulais mon bras dans une élingue, lâchais mon arme, et rattrapais mon sac qui tombait vers moi, glissant sur le pont. Le cavalier s'était lui aussi accroché à l'armature et à mon grand regret, il était au dessus de moi. Soudain le pont se trouva entièrement déroulé, il y eut un choc titanesque dans un véritable nuage de verre et de métal disloqués. Les haubans cassaient les uns après les autres, et s'arrachaient dans de puissants sifflements. Dans une dernière secousse, le pont se retrouva totalement à la verticale, tenu par quelques rares suspentes encore intactes, qui se défaisaient lentement, comme des bobines qui se déroulent. La tension dans mon bras était terriblement forte, il tenait tout mon poids, plus celui de mon paquetage. Le lien métallique entrait dans mes chairs et le sang coulait.

Loin en dessous, le cheval tombait encore en décrivant des volutes malhabiles.

Je levais les yeux. Au dessus de moi, le cavalier se remettait plus vite. Il ne semblait pas blessé. Il était entrain de prendre la lanière de son épée dans sa bouche, et entreprenait de redescendre vers moi, s'accrochant aux filins de l'armature comme sur un grand filet. Encore au dessus de lui, à quelques centaines de mètres, le pont balançait à l'agonie, attaché à ses amarres qui cédaient les unes après les autres dans un fracas de métal, et les sifflements des élingues qui nous frôlaient en se détendant avant de se perdre dans les abîmes.

Mon dos me faisait mal. Sa première attaque m'avait prise au dépourvu et il avait entaillé mon échine de haut en bas. Ma pelisse avait amorti le coup, mais je perdais beaucoup de sang.

Il se déplaçait avec facilité, tantôt la tête en bas, tantôt en sens inverse, il s'approchait de moi, comme une araignée gluante qui rattrape sa proie. Il était grand, habillé tout en noir, et son visage était caché par un masque lupin de soie noire. Il me fixait de ses yeux sans chaleur, et la peur m'envahissait. Je ne pouvais rien faire, mes forces m'avaient quittées, je pendais désarticulée et sanglante, accrochée à mon bras que je ne sentais même plus.

La partie s'accélère. Les pions valsent de plus en plus vite. Les noirs ont l'ascendant, et entendent rapidement terminer cette offensive. La Dame blanche est à l'agonie. Cernée de toutes parts, elle attise la convoitise conjointe des autres pièces sombres. Un imposant silence entoure les joueurs, jamais le Masque ne s'est montré si fort.

Ça y était, il allait me rejoindre. Il affirmait sa prise, et prenait son épée dans sa main osseuse. Il levait son bras vengeur, et déjà je ne voyais plus d'issues. Désarmée, seule, je ne pouvais plus m'en sortir.

Je revoyais mes amis, et mes yeux étaient baignés de larmes. Je ne pouvais plus combattre, j'étais vaincue. Je voyais ce jardin, il était calme, absolument exquis, je n'en voyais pas les contours, ils se perdaient dans un trouble irrégulier qui semblait entourer les limites de ma perception. Une panthère blanche était assise devant une large fontaine aux multiples étages galbés. L'eau emplissait les premières vasques et tombait ensuite en multiples cascades fraîches et bruissantes. Nous étions sur les hauteurs du palais. Il y avait une large terrasse, et « Elle » était là, vestale rayonnante sous le soleil éblouissant. Elle souriait, et ses mains blanches et fines, aux doigts longs et graciles, jouaient avec une carde. Une douce mélodie harmonieuse et simple faisait tinter les cordes d'une harpe et d'un luth à quelques pas d'elle. Elle était seule, éblouissante, au milieu de ses jardins aériens et de ses félins blancs. D'un geste mesuré elle brisa le fibre de laine, puis renoua son extrémité à une large pelote.

La Dame ne se rend pas encore, déjouant le piège elle vient de se sortir de cette impasse. Elle revient en haut de l'échiquier, juste à côté du roi. Protégée par la tour et le roque salvateur que le vieil homme avait anticipé. Le fou blanc avait eu raison du cheval noir, et le voilà qui vient menacer le roi noir. Faire vite, se sortir du faux pas, ne pas la laisser s'échapper. L'homme en noir n'en revient pas de ce changement de situation. Il était maître des évènements, et par un extraordinaire coup du sort, le voilà malmené. Il doit sacrifier une pièce, il doit sauver son roi. Il avance son fou.
Le pion est parfois l'égal du roi. Le fou n'est plus, il vient de se perdre dans les dédales des arcanes des destins.

Son épée s'abattait sur moi, elle était maniée avec force et technique. Il ne voulait pas que je souffre, juste remplir son contrat, me tuer, simplement. Je fermais les yeux. Je n'ai entendu que son cri, un cri trop aigu pour un homme de sa trempe, pour un guerrier aguerri. La violence du choc se répercuta sur l'ensemble du pont qui gémit encore une fois. La lumière était aveuglante, l'homme n'était plus là. Lorsque j'ai ouvert les yeux, il tombait rejoindre son cheval, loin au dessous de moi. Plus haut, la structure du pont était noircie et fumante. Pourtant il n'y avait rien, personne !

Je ne comprenais rien, mais je me suis sentie revivre. Au fond de moi une étincelle vacillante venait de se rallumer. Réprimant un cri je me suis remise droite, et j'ai essayé de remonter vers le palais, là haut, si loin de moi. Chaque geste n'était que brûlure et irradiait tout mon corps de saccades douloureuses. J'allais lentement, serrant les dents. Ma main était ensanglantée, et chaque fois que je me hissais vers l'échelon suivant, il me semblait que je n'arriverai pas au delà. La tête me tournait, seuls mes souvenirs me tenaient encore, je devais y arriver, trop de gens avaient donné leurs vies pour que j'atteigne mon but, je leur devais d'y arriver. Et cette Dame diaphane qui semblait veiller sur moi, et le vieil homme ? Je ne le percevais plus maintenant, toute à mon ascension, me coupant les mains et les pieds aux débris de verre qui restaient encore fixés aux armatures.

Qui étaient donc ces entités disparates qui semblaient oeuvrer sur les destins de l'Harmonde ? Pourquoi ce cavalier voulait il me tuer ? Qui était il ? Qui le manipulait ? Quel pion étions nous dans les secrets des coulisses des grands de ce monde, qui semblaient jouer avec nos vies ? Qui était celui que je servais ? Quel était mon destin ? Étais je au moins utilisée pour le bien de l'Harmonde ? N'allais je pas découvrir une horrible destinée qui agrandirait encore le pouvoir du Masque ? Toutes ces questions m'accompagnaient et tourbillonnaient à l'infini dans ma tête. Elles monopolisaient mon esprit, me faisant ignorer mes maux, mes douleurs, tandis que je montais comme une automate.

Plusieurs heures s'écoulèrent avant que je ne parvienne dans un dernier effort à reprendre pied sur la petite place qui accueillait le pont, juste en dessous du palais aérien. Tout retour m'était maintenant impossible, je devais entrer dans ce palais, et fuir en avant, m'accorder à mon destin, en acceptant d'avoir toujours un coup de retard sur l'échiquier des Cosmes. Le vieil homme souriait.

Épuisée je me suis endormie. Je sombrais dans un univers parfaitement hostile. Il tombait de petites pointes de glace de manière ininterrompue, qui griffaient ma peau et me faisait saigner douloureusement. Tout était plat, baignant dans un faux jour grisâtre qui semblait hanté par les peurs et les souffrances de tout un peuple. Il y avait au bout du chemin un grand arbre noir aux multiples branches qui semblaient démesurées et lui donnaient un air terrifiant. Plus je m'approchais de ces ramures, plus je devinais de petits tertres dressés à la hâte, qui jonchaient le sol de manière anarchique, parfois on avait planté un bâton à l'extrémité de l'un comme autant de tombes dans un cimetière inquiétant. Puis il y avait le ressac furieux d'une mer houleuse, là bas, en contrebas de la paroi. Je marchais sur une éminence grise, qui se dressait au dessus de la mer, pareille à une île, sur laquelle il n'y avait qu'un arbre gigantesque et de nombreuses tombes. Je fis le tour de l'arbre, son tronc était aussi grand qu'une tour de Lorgol. Les premières branches me surplombaient de plusieurs mètres.


Et puis il y avait encore une autre île, au loin, toute pareille à celle ci, comme un grand rectangle dominant les flots agités, de là où j'étais je ne la distinguais qu'avec peine, gênée par les pics glacés qui redoublaient d'intensité en bordure de la paroi.

Le froid me réveilla soudain. J'étais encore adossée à l'un des piliers. La passerelle n'était plus, il ne restait que ses points d'ancrage arrachés. La nuit était tombée, enfin, depuis mon départ de la grande forêt, il n'avait plus fait nuit. J'avais perdu la notion du temps, je ne savais plus depuis combien de temps j'étais partie, quand est ce que j'avais vu pour la dernière fois le corps de Malakine dans les plaines enneigées ? Je tirais le sac à moi, et l'ouvrit. Il y avait encore à boire et à manger. Je ne pouvais presque plus bouger. Mon dos me faisait terriblement mal, et je ne sentais plus ma main. Le simple fait de mâcher me demandait un effort obsédant. Il n'y avait pas un bruit. De lointaines étoiles scintillaient loin au dessus de moi. Après un long moment je me remis debout, et j'escaladais péniblement les dernières marches qui m'amenèrent à un gigantesque portail plein et fermé. Il était fait dans un métal que je ne connaissais pas, le faible halo lumineux qui émanait du ciel le faisait étinceler de reflets cuivrés absolument magnifiques. Fouillant dans mes affaires, je trouvais le bout de chandelle, je l'allumais et le promena tout contre le métal. Après un long examen, je trouvais l'emplacement d'une serrure volumineuse. Je récupérais la grande clé de bronze et l'enfonça dans la serrure. Le pêne glissa doucement, et la porte s'ouvrit. Je repris la clé, la remis dans mon sac, et entrai par l'entrebâillement.

L’odeur !
L’émerveillement vient souvent d’un état presque paradoxal de quiétude, dans laquelle nos sens se mettent au diapason de nos rêves.
Suaves fragrances délicates et subtiles, tourbillons chaleureux de musc et de miel, d’opiacées et de cannelle, de pollens multiples et diffus, de pétales, de jasmin et de houx, de bruyère et d’absinthe, confusément mariés dans un écrin subtil et magnifié, calice de perfection et d’harmonie, comme un herbier rare et précieux qui recenserait tous les parfums que l’on aime et qui nous offrent leurs secrets en une connivence charnelle et bénéfique.

Les murs sont infinis, ils semblent lisses fait en une matière polie qui reflète les multiples torches alignées enchâssées dans de lourds chandeliers de fer forgé, fixés le long des parois dans des accotoirs sculptés représentant des volutes d’acanthes.
De chaque côté du couloir, des poeciles décorés de peintures merveilleuses invitent le visiteur à ouvrir les lourdes portes de bois et de fer mêlés.
Chaque esquisse semble se rapporter à un souvenir de la vie d’Orphèle, un détail troublant une case incomplète sur l’échiquier de sa mémoire.

Jamais je crois, n’ai je ressenti un pareil confort, baignant dans un calme absolu. De multiples bruits peuplent ce silence déconcertant, comme autant de mots qui viennent habiller ces fresques délicates et intimes.
Dialogues impromptus et furtifs, complices, comme faisant partie intrinsèque des détails de chaque scène, gelée, dans un tourbillon de nuances, par le pinceau de l’artiste.
Mes plus intimes souvenirs sont là, imagés et ressemblant, accomplis avec délicatesse dans les attitudes que je garde en mémoire, ou que je souhaite conserver, même si parfois ils ne ressemblent plus à la réalité. Je regarde chaque représentation avec attention, épousant les songes qu’elles me révèlent, qui s’envolent et se confondent parfaitement avec mes souvenirs les plus secrets, les plus anciens, les plus enfouis. Je me promène médusée dans une galerie à l’esthétique sublime, qui expose le livre secret de ma vie au travers de ces images fugaces qui peuplent ma mémoire. Tout est là, de ma plus tendre enfance, avec ces corbeilles regorgeant de pigments destinés aux ateliers de mon père, les enivrantes nuances des soies patiemment tissées, que ma mère inspectait, qui brillaient de mille feux jouant avec les ombres que dessinait sa main qui glissait sur l’envers du précieux tissus. Les éclats de jade qui tombaient sous les coups précis de burin du vieux Livarne, dans le vieux quartier des artisans de Shushan, sa façon de me regarder au delà de son précieux trésor, plissant ses yeux violets pour les noyer dans ses broussailleux sourcils neigeux. Et puis ses crachas sur la pierre qu’il façonnait en multiples facettes prismatiques, à la manière de l’Ecole d’Estezia, et qu’il meulait avec patience actionnant le lapidaire avec son pied valide. Et son chiffon tout noir, qui lui servait à essuyer ses gemmes, qu’il regardait avec bonheur. Combien de fois m’avait il offert ses éclats avec son sourire énigmatique et discret. Les yeux de Mikareste et de Myglicide, qui s’arrondissaient de surprise à la vue de la pierre et de ses reflets. Le rire cristallin de Ferkhiine, lorsqu’il tapait le dos de Jinkar, en l’invitant à reprendre son luth.

Jinkar, son visage si doux, si beau, mon cœur se serre et les larmes coulent sur mes joues.

Je voudrai m’asseoir. Alors que je fais mine de m’affaler sur le sol, un fauteuil se matérialise sous mon séant, conforme en tous points à mes plus intimes envies de l’instant. Je me laisse tomber sur l’assise moelleuse, éreintée, accablée, envahie de peines et de lassitudes. Dans un dernier sursaut je vois les yeux d’Azuréa qui me fixent, et son doigt levé, qui martèle mon avenir et semble graver mon destin. Et je plonge dans le bleu absolu de ses pupilles, alors que mes blessures se réveillent et me font à nouveau souffrir.
- « L’ultime perfection des Muses, l’or des fées, la clé, les Anciens, … »
La rue est animée, je ne connais pas cette lumière si vive qui semble baigner chaque détail. Il fait chaud, je marche sur du sable, dans les rues d’une cité qui semble être sortie de terre, en plein désert. Les maisons ocres sont simples, bien agencées le long de ces voies rectilignes, où se pressent de multiples races. Je reconnais tous les langages de l’Harmonde, et de vieux dialectes incertains, oubliés. Parfois à la croisée des routes il y a des places, regroupant les étals disparates des commerçants. Les gens discutent, pleins de chaleur, ils rient beaucoup. Des enfants courent partout, ils se chamaillent, gentiment, sous les regards distraits de leurs mères affairées. Un vieil homme tourne lentement son pilon écrasant les terres odorantes qu’il mélange posément avec de nombreux liquides visqueux. Il fabrique des encres, et les gens se pressent pour les essayer à l’aide de longues plumes taillées, serties de fer à leurs extrémités. J’aime le bruit du métal contre les vélins ou les parchemins qui sortent tout juste de presse. Etrangement il y a beaucoup de livres partout, cet objet si précieux en Harmonde, semble ici d’une banalité exaltante, tant de savoir à la portée du plus grand nombre….
Sur un tertre qui domine la ville, il y a une grande acropole, dont les contreforts de ses murailles disparaissent, happés par une foule grouillante. J’ai déjà vu cet édifice, le contexte n’est pas le même, mais je me souviens parfaitement de ce bâtiment ouvragé dominant une luxuriante vallée. Il orne une splendide esquisse dans le grand couloir du palais d’acier. J’essaye de me souvenir de la légende mais je n’y parviens pas. Je n’ai aucune difficulté à comprendre ce que les gens disent, qu’ils parlent ou non des langues que je me souviens connaître. La joie n’a d’égal que l’effervescence de ce peuple souriant, qui semble appréhender la vie avec humanisme et tolérance, dans le respect de chacun. Mille races se côtoient ici, se mêlent, se confondent, se nouent, s’enrichissent dans une harmonie absolue. Je ne sens aucune animosité, et malgré la foule personne ne me bouscule, alors que je reste, hébétée, au milieu d’une rue particulièrement animée. Une poussière irisée plane au dessus de nous, évoquant un dôme constellé et brillant de mille feux. Un homme s’approche de moi, il est jovial sous son teint buriné et ses yeux clairs. Il me sourit gentiment, me caresse les cheveux invitant ma tête à effleurer la sienne, dans un geste mesuré empreint de respect et j’entends son murmure, presque inaudible.
- « Ne t’égare pas Orphèle, les destins des Mondes se tissent et se transforment au grés des vents du grand désert keshite, tu baignes aujourd’hui dans la connaissance absolue de Somnolescence, tu as toutes les clés, ne les oublie pas au delà de ces horizons souriant. Tu pourras peut être un jour retirer la cape des Ombres, mais la route est encore longue… »
Alors qu’il s’éloigne, je reconnais ses mains, longues et usées, aux veines marquées : le joueur d’échec, le vieil homme qui m’a fait confiance. Je veux le héler, en apprendre plus, le suivre, mais il n’est plus devant moi, happé par la foule grouillante des gens de la rue.

J’avance dans la longue rue écrasée de soleil. Chaque espace est source d’étonnement et d’admiration, parfois une fenêtre ouverte laisse passer une onde de fraîcheur bienvenue. Les intérieurs sont sobres, mais partout on voit des lutrins, des tables emplies de livres de toutes tailles, des écritoires, et l’odeur des encres qui transcende l’air brûlant. Je croise nombre de tribuns, qui s’adressent à la foule, partageant leurs points de vues, ou récitant de superbes poèmes. Chaque place recueille au moins une agora qui se compose d’une petite estrade. Les orateurs s’y succèdent tour à tour, dans l’attention générale. On discute de tout, et ces échanges pleins de respects, donnent une aura de paix et de savoir, de tolérance et de connaissances à cette ville sereine et harmonieuse.
Chaque être que je croise me sourit, j’ai l’impression que personne ne juge, comme si l’on avait gommé les préjugés de chacun. Au delà des races il y a des vêtements, des tailles, des embonpoints, des couleurs, des regards comme autant de multiples différences. Mais dans ces rues, magnifiées de soleil, j’avais l’impression que personne ne s’en souciait, bien au contraire, je ressentais confusément un immense bonheur de se rencontrer, de connaître l’autre, d’apprendre de lui, de s’enrichir grâce à ses différences, d’ouvrir son esprit à toutes les cultures afin de créer un harmonieux écrin, au sein duquel personne ne semblait se forcer à accepter l’autre. C’était comme une liberté absolue, un désir partagé par tous de mieux se connaître sans jamais se juger. Un état de droit sans droit, un univers universel régit par le bon sens et l’amitié sincère, au delà des dogmes et des principes, une intelligence absolue sublimée, intrinsèque, une terre sans tabous, juste tournée vers les autres.
Je n’osais croire à ce que j’entendais dire. Chacun s’exprimait avec une justesse parfaite, loin de toutes cachotteries, loin des faux semblants diplomatiques qui suppurent de tous discours faits devant une assemblée. Ici les gens s’exprimaient simplement, sans tabous, dans une liberté absolue sachant qu’ils seraient entendus, compris et que leurs témoignages enrichiront encore d’avantage la tolérance et l’ouverture d’esprit de chaque auditeur. C’était fabuleux. Une telle organisation de société menait inévitablement à une paix durable, à écouter les autres on s’ouvrait à eux, on échangeait, on ne jugeait plus, on n’avait plus peur de ce que l’on ne connaissait pas, on s’enrichissait, on allait bien au delà des apparences, vers un monde fait d’une quintessence harmonieuse, on construisait l’Harmonde tel qu’il devait être, tel que le voulaient les Dames, il y a si longtemps. Ainsi ces propos me bouleversaient, je ne sais combien de temps je suis restée sur ces places à écouter les êtres apportaient leurs témoignages, à écouter les plumes griffer les parchemins, à voir se construire l’harmonie des peuples, mais je suis persuadée qu’à cette occasion j’ai compris le message du vieil artiste de Shushan, :
« Vois tu, un papillon est beau, sa nature est belle, il est extraordinaire, selon l'endroit où tu le regardes, il change de couleur, il en a plus de mille, toutes plus vives les unes que les autres. Cette multitude naît de la multiplication des points de couleurs, chacun d'eux agît comme un axiome et ils sont multiples, offrant à nos regards émerveillés d'innombrables équations, qui combinant ces points de couleurs et l'éclairage ambiant, donnent une profusion de nuances .... Vois tu chère enfant, j'ai découvert ce secret, celui de l'ultime perfection »

Cette vérité était universelle, chaque être est porteur d’une nuance qui lui est propre. C’est en la mélangeant à d’autres nuances qu’on obtient les plus belles couleurs, mais celles ci sont infinies, ainsi chaque être est un maillon de l’harmonie absolue, elle ne peut exister que par tous, et personne ne peut se l’approprier. Même établie, elle est encore multiple, car tout dépend de quel point de vue on la regarde, comme l’éclairage ambiant, tout n’est qu’affaire de nuances.
Ainsi l’harmonie ne peut exister d’elle même, elle ne peut être figée. C’est en laissant chaque nuance s’exprimer, que l’on obtiendra peut être une symbiose absolue et fragile, en perpétuel mouvement. Les Dames n’avaient pas prévu que les habitants de l’Harmonde ne sauraient pas vivre ensemble, elles n’avaient pas anticipé les querelles et les folies de certains, qui, guidés par des dogmes sortis de nulle part, provoqueraient des guerres et brutaliseraient l’essence même de ce monde.
Enfin l’harmonie disparaîtrait, happée par la folie des êtres, incrémentée par la noirceur des ombres de l’autre miroir.
Forte de cette découverte j’entrepris de gravir la longue pente qui mène à l’acropole. Je voulais découvrir Somnolescence dont le vieil homme, maître des principes m’avait parlé, peut être que les réponses s’y trouveraient !

[A SUIVRE]

Mille bises
Gaëlle

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Le rêve est la raison d'un seul
La réalité est la folie de tous


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