Entretien avec Stéphane Marsan
Stéphane Marsan
 
Stéphane Marsan

 
Souffre-Jour : Pourrais-tu te présenter aux visiteurs du Souffre-Jour ? En quelques mots ou étapes importantes, comment en es-tu arrivé à diriger aujourd'hui les éditions Bragelonne ?

Stéphane Marsan : Je suis né en 1970, j'ai fait des études de philo, puis, étant rôliste, j'ai rencontré les gens qui venaient de créer Multisim et j'ai eu envie de participer aux jeux de rôle qu'ils publiaient, ce qu'ils ont gentiment accepté. Puis en 1995, j'ai suggéré de publier des romans inspirés des univers de JDR à l'image de ce que faisait TSR aux USA par exemple. L'idée était dans un premier temps d'éditer des romans illustrant les jeux, mais j'ai eu la chance de rencontrer Mathieu Gaborit et " Souffre-Jour " s'est imposé d'emblée.Le démarrage de Mnémos a été très bon, à notre grande surprise. La décision a alors été prise de fonder une maison d'édition distincte de Multisim : Mnémos. Il fallut se détacher le plus vite possible du JDR car le marché n'était pas suffisant pour soutenir Mnémos et le label " jeu de rôle " était mal perçu en librairie. Des déboires financiers se sont ajoutés à une situation précaire (dépôt de bilan du distributeur Distique), ce qui a décidé la majorité des associés à rejoindre une structure juridique financée par l'éditeur de jeux vidéo Kalisto. De fil en aiguille, les désaccords se sont accumulés entre cette entité et moi-même et j'ai été licencié début 2000, dans des conditions qui m'ont poussé à intenter deux procès à Mnémos, que j'ai gagnés. Me retrouvant à la rue, j'ai pu compter mes vrais amis, et réfléchir à ce que j'avais fait et à ce que je pouvais faire à l'avenir. J'ai alors créé le 1er avril 2000 les éditions Bragelonne avec Barbara Mallison (également transfuge de Mnémos) et Alain Névant (ex-rédacteur en chef de Science-Fiction Magazine, du temps où il bien, beau, intelligent et publié par Flammarion… pas Névant, SF-Mag).


Souffre-Jour : Comment as-tu connu Mathieu Gaborit, et comment, et surtout pourquoi lui as-tu confié l'un des premiers romans des éditions Mnémos ?

Stéphane Marsan : Mathieu avait publié le jeu de rôle Ecryme avec Guillaume Vincent. Je l'avais croisé au Salon du Jeu. Apprenant que je comptais lancer une collection de romans, il a demandé à me voir pour me proposer un projet de roman de Fantasy. A ce moment-là, je ne pensais pas publier de romans " originaux ", non liés à un JDR, avant au moins un an, d'ici à ce que Mnémos soit suffisamment installé pour avoir les moyens de lancer un auteur " à part entière ". Nous nous sommes vus dans un café, le Danton, à Paris, en juin 95. Mathieu m'a raconté l'histoire de Souffre-Jour et m'en a tendu quelques pages. J'ai lu une demi-page et j'ai dit " c'est génial ! ". J'ai décidé de ne pas attendre un an et de le publier tout de suite. Bien m'en prit !Souffre-Jour s'est imposé à moi comme LE roman que je voulais, celui qui signait en quelques lignes la spécificité française de la Fantasy. La première phrase, l'emploi du " je " narratif, l'atmosphère, les idées sur la magie, le héros adolescent tourmenté en butte à la décision paternelle… tout était là, d'un coup. A l'époque, je ne connaissais rien à l'édition, je n'envisageais pas les nécessités du métier, je ne me représentais même pas ce qu'on pouvait apporter à la Fantasy publiée en France. Ce fut une intuition, un véritable coup de cœur.


Souffre-Jour : Pour toi, qui était-il à cette époque ?

Stéphane Marsan : Bien sûr, la personnalité de Mathieu, telle qu'elle m'est apparue, a joué un rôle dans cette affaire. Allez savoir pourquoi, j'étais persuadé qu'il était belge… (rires) Sa fragilité, ses doutes, sa modestie, la précarité de sa situation (à la fois existentielle et financière), l'innocence et la sincérité avec laquelle il proposait un roman m'ont énormément séduit. Peut-être ai-je senti qu'une véritable complicité naissait là, dans ce café. J'ai ressenti que j'étais prêt à tout faire pour cet écrivain et son roman. Après tout, c'était mon tout premier rendez-vous éditeur-auteur (rires).Il y a avait aussi quelque chose d'esthétique. Il avait un t-shirt noir avec une étoile grise dessus. Super sexy… Il se dégageait de lui un parti pris esthétique assez particulier. C'est bizarre, j'ai du mal à expliquer tout ça.


Souffre-Jour : Les critiques à l'encontre de Mathieu Gaborit vont du "fer de lance de la fantasy française" à l'auteur d'un "brouillon de synopsis de scénario de jeux de rôles". Que t'inspire ces critiques ? Quelle est, pour toi, sa place dans la littérature fantastique ? Et/ou comment a-t-elle évolué ?

Stéphane Marsan : Comme me l'a dit Jacques Baudou, critique au Monde, la première fois que je l'ai eu au téléphone : " l'économie d'un scénario de jeu de rôle et l'économie d'un roman sont complètement différentes " (économie à prendre au sens de la conception du récit et la gestion de l'information dans une trame imaginaire). Bien évidemment, tous les auteurs venus au roman après l'expérience de l'écriture de jeu de rôle ont dû apprendre ça, plus ou moins vite, plus ou moins bien. Et à leurs débuts, je n'étais pas assez bon éditeur pour m'en rendre compte et le leur inculquer. Les premiers romans de Mathieu souffrent donc fatalement de ces défauts.Mais plus encore, il faut garder en tête que la principale influence de Mathieu est Serge Brussolo : il y a une profusion d'inventions, d'idées, d'images, dans ses romans, qui sont trop peu exploitées, voire même pas du tout. Il a ainsi compensé des incohérences criantes par une richesse stupéfiante. Mathieu fonctionne par visions, par intuitions et par associations. L'explication, la rationalisation ne l'intéressent pas. C'est ainsi que beaucoup de ses premiers lecteurs ont dit " c'est génial, les Danseurs, je n'avais jamais lu ça avant ", tout en n'étant pas convaincus par le récit lui-même.

L'unique parenté entre les romans de Mathieu et le jeu de rôle réside dans le canevas traditionnel de la High Fantasy. Dans ce schéma habituel, Mathieu a inséré des idées peu communes. Il a de cette façon réalisé une synthèse, pour le dire vite, de la Fantasy américaine et d'un certain fantastique français ; du commercial et de l'original. Pour un premier roman, spontanément, respect ! D'où le coup de tonnerre qu'a représenté Souffre-Jour pour le public français en 95. Maintenant, parler de " brouillon de synopsis de scénario de jeux de rôles " c'est faire preuve d'une insondable connerie, d'une méconnaissance et d'un mépris complets de la Fantasy.

Il est un fer de lance à deux titres : du point de vue de l'histoire littéraire, Souffre-jour marque une date pour la Fantasy française ; en outre, de nombreux auteurs disent s'être décidés à écrire de la Fantasy et à essayer d'être publiés après avoir lu Gaborit.

La place de Mathieu dans la littérature fantastique est en un sens relativement simple : il est l'auteur français de Fantasy le plus connu, le plus estimé, et l'un des deux ou trois plus lus. Il est celui qui a en quelque sorte donné des lettres de noblesse au genre pour ceux qui n'étaient pas (ou plus) séduits par la Fantasy américaine. Il y a une sensibilité forte et indéniable qui transparaît dans ses romans, et il apparaît nettement comme un créateur d'univers.

Au-delà, Mathieu n'occupe pas une réelle place auprès du " grand public ", je veux dire par là qu'il n'est pas très accessible pour le public non-Fantasy (au contraire d'un Loevenbruck, par exemple). C'est le revers de la médaille de ses qualités spécifiques, de son originalité. Avec Cœur de Phénix, Mathieu a progressé du point de vue technique : il a écrit un récit plus cohérent, moins complexe, moins obscur que les Crépusculaires. Le Fiel est plus ténébreux mais plus sensible et inventif. Bref, Mathieu est en évolution constante. Il faut constater aussi qu'il dérive d'univers en univers, qu'il aime aborder des options imaginaires comme le Steampunk, brouillant ainsi l'image (partielle) d'un faiseur de Fantasy.


Souffre-Jour : Toi et Mathieu avez plusieurs fois collaboré - dans le jeu de rôle, et pour les romans du cycle Daemonicon (ed. Mnémos). Quels ont été, pour toi, les points forts de cette collaboration ? Les points faibles, aussi ?

Stéphane Marsan : Je considère Mathieu comme mon frère. Ce qui n'empêche pas de s'engueuler ! C'est sans doute très prétentieux de dire une chose pareille (je ne sais pas si lui serait d'accord) mais c'est ce que je ressens, donc voilà. Nous avons commencé dans la littérature ensemble, nous avons appris l'un de l'autre à chaque étape et nos tourments même furent partagés. A chaque fois que je vois Mathieu, je répète environ à vingt reprises " on a parlé de ça mille fois " ou " on s'est dit ça mille fois ", mais on le redit, on en reparle, on réfléchit sans cesse à ce que nous faisons, ce que nous avons fait, au sens que nos réalisations communes peuvent avoir pour les autres, on avance peu à peu. Il y a une relation intime qui fait que nos vies et nos activités professionnelles se sont fondues et qu'on les mène en parallèle.Mathieu est un inventeur ; je suis plus attaché à la façon de " faire passer " ses créations auprès du public. Basiquement, être l'éditeur de Mathieu, ça consiste à " descendre dans la salle des machines ", à essayer de comprendre comment marche son imagination et à relayer ces procédures de manière à lui proposer des pistes qui soient fidèles à ce qu'il voulait, à ce qu'il aurait voulu obtenir sans y être parvenu. Etant donné la richesse de son esprit, c'est extrêmement prétentieux et particulièrement coton… (rires). Mais j'ai l'honneur et le plaisir de jouer ce rôle vis-à-vis de lui depuis 7 ans maintenant. Il y a des moments où ça ne marche pas, où je force ses idées à cadrer dans quelque chose qui ne lui plaît pas, où ses idées sont " too much "… tout en sachant que ce côté excessif, esthétisant, est aussi ce qui plaît à son public.

En outre, nous connaissons nos tics respectifs, les " purs plans Gabo ", les " plans Marsan ", les sujets récurrents, et donc nos limites, nos faiblesses. Quand nous avons écrit ensemble, il fallait faire fonctionner les deux, harmoniser. Je me sens souvent un peu caméléon, je m'adapte aux styles des auteurs dont je suis le plus proche (Mathieu et Fabrice Colin). Du coup, je pense maintenant que j'apporte plus à travers eux qu'en écrivant moi-même. Il est bien sûr plus facile de cerner les défauts et les qualités des autres que les siennes. Résultat : je n'écris plus. J'ai plus de joie à voir advenir un nouveau roman de Mathieu qu'à envisager le mien.


Souffre-Jour : On trouve, dans les remerciements adressés par Mathieu Gaborit dans Coeur de Phénix (ed. Bragelonne) : "Stéphane Marsan et son inestimable travail sur ce livre". Jusqu'à quel point t'impliques-tu dans l'écriture des romans de Mathieu ? Peux-tu nous expliquer le rôle que tu as joué - que tu joues peut-être encore ?

Stéphane Marsan : Ce que je dis plus haut vaut pour cette question aussi. C'est dire si je restais éditeur quand j'écrivais avec Mathieu. Et en un sens je reste auteur quand je l'édite. Il y a eu un tournant important en 1999 dans mon travail avec Mathieu. Je suis devenu plus interventionniste. La réécriture des Crépusculaires, Confessions… marquent le moment où j'ai proposé à Mathieu de rendre ses écrits plus cohérents, plus efficaces, plus accessibles. Cœur de Phénix est le point d'orgue de cette phase ; ensuite, on en est revenu : Le Fiel et Le Roi des Cendres sont essentiellement plus " gaboriens ", plus bruts, plus foisonnants, moins raisonnés.Au départ de la trilogie des Féals, Mathieu avait un univers très riche (trop, comme d'hab), et le premier plan du roman supposait quelque chose comme neuf tomes (ah ah), afin de traiter largement ses idées. La conception même de l'univers était assez mécanique : dix Féals, neuf royaumes et un ordre indépendant, dix façons d'œuvrer dans la magie, liées à chaque Féal etc. Je pense aujourd'hui que j'ai été trop directif sur Cœur de Phénix, et que les fans l'ont senti. Ce n'était pas assez fou. Bon enseignement ! On apprend toujours dans notre relation avec Mathieu.

Il faut dire aussi (là, c'est une autre facette de l'éditeur qui parle) que l'itinéraire de Mathieu vis-à-vis du public est compliqué : il a eu le sentiment (comme bien d'autres auteurs de SF-Fantasy d'ailleurs) de voir ses ventes baisser à mesure que ses romans étaient meilleurs et plus personnels. Il est aussi " victime " du syndrome du premier roman best-seller : Mat reste l'auteur des Crépusculaires, comme Bordage reste celui des Guerriers du silence. Il a donc envie de " faire oublier " ce premier succès en frappant fort une fois de plus. En valeur absolue (format, prix, sur la plus courte durée), Cœur de Phénix est son plus gros succès, mais la notoriété des Crépusculaires est indépassable. D'autant qu'elles vous ressortir chez J'ai lu avec un tirage et une implantation de masse !

Frapper fort, ça veut dire notamment rassembler le plus grand public possible autour d'un ouvrage. C'est une attitude commerciale, mais fondée sur un désir profond d'auteur. D'un autre côté, je crois maintenant que Mathieu doit écrire ce qu'il veut, sans frontière de genre, sans barrière marketing. Il est cyclique : tantôt il veut se concentrer sur la Fantasy, tantôt il a furieusement envie d'autre chose. Il a aujourd'hui toutes les possibilités. Cette situation est aussi intimement liée aux possibilités de ses éditeurs : Bragelonne ou J'ai lu peuvent se permettre de publier avec enthousiasme les productions les plus personnelles de Mathieu, ce qui n'était pas le cas chez Mnémos.

Je continuerai de jouer le rôle de conseiller auprès de Mathieu, au-delà de ce que je publie moi-même. Nous sommes de vieux amis, ce qui m'autorise à lui tenir plusieurs discours, par rapport à ce qu'il pense devoir faire, et ce qu'il a envie de faire quelles que soient les potentialités commerciales. Après tout, je suis surtout un mec à qui Mathieu offre la primeur de ses inventions. Et ça, c'est de la balle !!!


Souffre-Jour : Quel(s) conseil(s) donnerais-tu à un jeune prétendant-auteur de fantastique aujourd'hui, quelqu'un qui se trouverait dans la situation de Mathieu il y a quelques années ?

Stéphane Marsan : En jouant sur les mots, si on entend par " fantastique " la littérature qui, traditionnellement, expose l'irruption du merveilleux, du surnaturel, dans le réel, je lui dirais de faire autre chose ! C'est malheureux, mais le marché du fantastique est agonisant.

En ce qui concerne la Fantasy, c'est l'inverse : il y a une place énorme à prendre, un manque immense à combler. Qu'on se le dise : la Fantasy française manque de (bons) écrivains !Ta question est difficile… Première chose à lui dire : être publié, c'est possible ! Mais tout de suite après : ne pas publier (ou laisser publier) n'importe quoi. Ca vaut le coup d'attendre encore quelques mois (ou années) pour voir publié un livre bien meilleur, édité par quelqu'un qui a vraiment travaillé dessus. C'est bien naturel d'être pressé, mais sur le long terme, on y gagne.

Ensuite, il ne faut pas essayer d'être original à tout crin : le plus important est d'essayer de bien raconter une bonne histoire. Il ne faut pas que les rôlistes ensevelissent leur récit sous des tonnes d'infos… Bref, des petits conseils de base comme ceux-là se trouvent sur le site de Bragelonne.
Au-delà, je crois que chaque cas est spécifique et qu'une relation éditeur-auteur est quelque chose de très singulier. C'est une histoire amour-haine, copain-papa, création-business…

Ah oui, au fait : ne signez pas n'importe quoi ! Quoi qu'on vous propose comme contrat, montrez-le à un juriste compétent. Ne craignez pas de vous mettre mal avec votre éditeur : on s'en mord les doigts !!!
 
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