Songe Ophidien
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Songe Ophidien
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Les trois Anciennes pénétrèrent dans la chambre en silence. Des serviteurs les avaient précédées pour disposer trois fauteuils de velours dans lesquels elles s'installèrent lorsque dame Adelmio fit son entrée.

La mère d'Eyhide connaissait les trois méduses par leur nom : à droite, dame Sienezza au visage flétri et maquillé de près. A ses côtés, dame Gocci, la bouche agitée de tics nerveux. À sa gauche, dame Ladena, au long cou et au large menton affaissé.

Contre les volets clos s'échouaient le chant lancinant des grillons et les échos d'un repas. La maisonnée soupait dans le jardin, en l'absence de la maîtresse des lieux. Les Anciennes avaient exigé qu'elle soit présente à l'entretien, ainsi que le carabin qui se faisait attendre.

Eyhide était blottie sous son drap, le regard lointain. Elle s'était réveillée peu de temps auparavant, et depuis, ne songeait qu'au lutin. Lorsqu'elle s'était résignée à quitter la cave, les yeux rougis par les larmes, elle avait regagné sa chambre. Pour ne penser à rien et peut-être pour résister à l'envie de se confier à sa mère, elle s'était employée à faire disparaître les traces des événements. Elle avait caché le tableau dans un coffre, elle avait gratté la cire sur le sol et les bords du lit, elle avait balayé les touffes de poils laissées par le chien et pour finir, elle avait allumé de petits bâtonnets d'encens.

Puis elle s'était couchée, taraudée par le remords. Elle avait désobéi à sa mère, elle lui avait menti, à elle mais aussi au carabin et tous ceux qui vivaient dans cette maison. Pourquoi ? Pour un lutin venu de nulle part, un Keshite au parfum de lotus rouge et son Danseur. À dire vrai, la petite créature était responsable de tout. Depuis qu'elle l'avait tenue dans ses mains, les battements de son coeur s'étaient dédoublés et avaient définitivement étouffé le murmure des reptiles. Oui, de tout... De la maladie de ses serpents, de la confiance qu'elle avait accordée à Yzoun dès lors qu'il avait exhibé la créature, de la manière dont elle avait accepté de cacher le lutin à l'insu de tous et surtout de sa mère.

Pour l'heure, dame Adelmio observait sa fille avec inquiétude. Elle n'avait pas eu l'occasion de lui rendre visite dans la matinée. La venue des Anciennes était en soi un événement exceptionnel et monopolisait l'ensemble des serviteurs. D'autant plus que dame Adelmio ne voulait pas que les vieillardes aient un quelconque motif à se plaindre. À bien des égards, leur avis serait décisif pour l'avenir de sa fille. Et si par malheur elles jugeaient que l'enfant devait les suivre jusqu'à la tour noire... Elle s'ébroua et chassa cette pensée de son esprit. D'une caresse mentale, elle ordonna à un serpent de distiller son venin, une drogue aux vertus apaisantes dont elle usait lorsqu'elle se sentait nerveuse. Le temps d'un soupir, son corps se détendit et la pression qui pesait sur ses épaules se relâcha.

Où est donc ce monsieur Tresio ? lança soudain dame Sienezza.

Il a été retenu par la foulure d'un domestique. Il ne devrait plus tarder.

L'Ancienne ébaucha un sourire contrit. D'une manière générale, elle ne supportait pas d'attendre, encore moins lorsqu'il s'agissait d'un humain, mâle de surcroît. Irritée et impatiente de quitter cet endroit au plus vite, elle posa les yeux sur l'enfant qui motivait sa visite et celles des deux Anciennes qui partageaient son existence. Toutes les trois vivaient à l'écart du monde, dans une tour noire bâtie dans les montagnes. Au royaume des Terres Veuves, l'usage voulait que les méduses les plus âgées abandonnent leurs maisons pour se réfugier dans ces tours aux pierres noircies et construites dans des lieux inaccessibles pour le commun des mortels. Cette tradition se perdait dans les brumes du passé, à une époque où les méduses avaient perdu leur pouvoir de pétrification. Depuis, par la magie et l'étude des grimoires, les Anciennes s'évertuaient à retrouver les secrets de ce pouvoir...

Celles qui se trouvaient réunies dans la chambre d'Eyhide appréciaient fort peu la compagnie, excepté la leur. En venant au chevet de l'enfant, elles devaient en payer le prix : le bruit et bien pire, la présence des humains. Comment dame Adelmio faisait elle pour supporter autant d'hommes autour d'elles ? Dame Sienezza renifla et porta à son nez un mouchoir de dentelles. L'odeur la révulsait et le phénomène s'accentuait d'année en année. L'irruption du carabin mit un terme à sa contrariété.

Je vous prie d'accepter mes excuses, dit il en s'engouffrant dans la pièce, le visage congestionné.

Les Anciennes ne lui accordèrent qu'un haussement de sourcil. Il salua dame Adelmio et vint s'asseoir auprès d'Eyhide. Pour masquer son trouble, l'homme gardait les mains vissées à la poignée de sa sacoche. La perspective de rendre un diagnostic devant les Anciennes l'avait empêché de dormir. Il avait peur, nécessairement, puisqu'il n'était qu'humain. Une sueur glacée ruisselait sous ses aisselles. Comprimé dans un pourpoint d'apparat revêtu pour l'occasion, il se sentait sale, mal à l'aise sous l'oeil inquisiteur des trois vieillardes. Il ne fallait surtout pas qu'elles perçoivent son angoisse, qu'elles aient une raison de douter de son diagnostic. Mais il avait fait tout ce qui était en son pouvoir, il n'avait rien à se reprocher.

Il s'éclaircit la gorge et adressa un sourire engageant aux méduses. Son regard s'attarda sur la maîtresse des lieux. Il espérait son soutien au regard des liens qu'ils avaient tissés au chevet d'Eyhide. Cette femme ne voulait pas abandonner sa fille aux Anciennes. Cette certitude lui donnait du courage pour affermir sa voix et réprimer le tremblement de ses mains.

Eh bien, monsieur Tresio, commencez ! dit dame Gocci d'une voix onctueuse.

Elle appréciait le voisinage des humains pour une raison fort simple: elle aimait se délecter de leur peur, de leur fébrilité... Pour masquer son trouble, ce pauvre carabin déployait des moyens dérisoires. Ses joues cramoisies et ses phalanges bleuies par l'effort enchantaient la méduse qui y voyait les charmants indices de son emprise.

Les jambes serrées et la sacoche posée sur ses genoux, le carabin posa les yeux sur Eyhide :

Voyons, fit il dans un souffle... Je me suis occupé de cette enfant dès les premiers symptômes. Je ne crois pas qu'il y ait eu la moindre alerte avant celle ci. Eyhide est tombée malade au cours de la nuit et dès le lendemain, ses serpents ont montré des signes de faiblesse. J'ai d'abord cru à une fièvre bénigne mais le corps demeurait à une température raisonnable. Dans la soirée, j'ai utilisé la marjolaine en cataplasme.

- Sur chaque serpent ? intervint brutalement dame Ladena.

- Oui, bien sûr. Mais, dès le lendemain, la santé des reptiles est devenue préoccupante. Plusieurs ont refusé de se nourrir et se sont laissés dépérir. J'ai alors pratiqué une série de lavements à l'armoise à la base du crâne. Sans le moindre résultat. Au fil des jours, les serpents ont agonisé sans que la médecine ne puisse être d'un quelconque secours...

Votre médecine, monsieur Tresio, l'interrompit dame Sienezza.

Le carabin fit une grimace et céda bien malgré lui à la provocation :

Celle que les méduses m'autorisent à pratiquer.

Cela suffirait il à justifier votre incompétence ? s'exclama dame Gocci en se levant pour se pencher sur Eyhide.

Sous le drap, les poings de l'enfant se serrèrent lorsque les mains décharnées de la méduse fouillèrent dans sa chevelure et tâtèrent chaque serpent avec des gestes exercés.

Aucun cas similaire n'a été signalé dans la région ? demanda t elle.

Deux, déjà, répondit dame Adelmio à la place du carabin.

Elle s'était avancée de manière à faire face aux Anciennes :

Deux fillettes, de six et onze ans, au domaine des Deretti.

Sa voix ne tremblait pas malgré le mensonge. Elle misait sur l'empressement des Anciennes et leur désir de régler cette affaire au plus vite. Peu importaient les conséquences du mensonge. Lorsque les vieillardes le sauraient, Eyhide serait loin d'ici, à l'abri. Elles paraissaient d'ailleurs fort surprises, tout comme le carabin dont le front s'était plissé:

Oui, assura dame Adelmio. Des cas similaires, que personnage n'a su expliquer.

Vous m'étonnez, dit dame Ladena d'une voix suspicieuse. Nous en aurions entendu parler.

La guérison fut prompte et leur mère a cru bon de ne pas vous alerter.

Les Anciennes demeuraient sceptiques mais aucune ne pouvait imaginer que dame Adelmio puisse leur mentir. Dame Sienezza joignit les mains devant sa bouche, et répliqua:

- Fort bien, ma chère. Si nous sommes ici, c'est de notre faute: nous n'avons pas pris la peine de vous avertir de notre visite. Mais alors, à quoi bon perdre notre temps si, comme vous semblez nous l'affirmer, Eyhide guérira spontanément ?

Si dame Adelmio voulait faire taire les soupçons qui s'emparaient des Anciennes, elle devait céder du terrain. Stupéfié par son mensonge, le carabin ne semblait plus capable de maîtriser son émotion. La pomme d'Adam prise de frénésie, il épongeait nerveusement la sueur qui coulait sur ses tempes.

Je tenais à ce que vous la rencontriez, affirma dame Adelmio, pour la simple et bonne raison que le mal dure trop longtemps. Je m'inquiète car je sais que les filles Deretti n'eurent à en souffrir que quelques jours, trois ou quatre je crois.

Dame Gocci l'apostropha:

Les serpents ne sont pas morts. Ils se sont effacés, voilà tout.

Que voulez vous dire ?

Le mal n'est pas physique, c'est évident. J'ai pris soin de consulter les notes de monsieur Tresio et rien ne permet de supposer que les serpents soient victimes d'une maladie. Du moins, pas de celles qui se soignent avec des plantes, fit elle, sarcastique, en jetant un coup d'oeil au carabin. En revanche, je crois que votre fille cache quelque chose.

Le coeur d'Eyhide se souleva. Elle lorgna l'Ancienne qui lui adressa un petit sourire :

N'est ce pas, ma petite ? Tu as un secret et tu n'oses pas en parler ?

Puis, se tournant vers dame Adelmio, elle demanda:

Fréquente t elle des garçons de son âge ?

Eh bien... oui, il y a le fils du forgeron.

Sont ils proches, je veux dire, très proches ?

Dame Adelmio se raidit, choquée par l'insinuation:

Elle n'a que sept ans !

Calmez vous. Je m'efforce simplement de savoir si votre fille éprouve des sentiments à l'égard de ce jeune homme, des sentiments susceptibles de gêner, voire de couper le lien qui unit une méduse à ses serpents. Cela s'est déjà vu et il arrive que certains se laissent mourir lorsqu'ils sont délaissés par leur maîtresse.
J'avoue que je n'y avais pas pensé, fit elle en venant auprès d'Eyhide. Ma chérie, tu as entendu ?

L'enfant hocha la tête.

Ce n'est pas un mal si tu as éprouvé des... choses à l'égard de Gouve. Mais dans ce cas, tu dois nous le dire. Tu veux bien m'en parler ?

L'enfant sentait qu'il fallait rassurer les Anciennes, leur faire croire que Gouve était responsable. Mais quelle était cette " chose " dont parlait sa mère ? Avec Gouve, ils jouaient à cache cache ou se baignaient dans la rivière, rien de plus ni de moins.

Bien sûr, ce n'est que cela, jugea dame Gocci pour qui le silence de l'enfant valait pour un aveu.

L'ébauche du sentiment amoureux, fût il indécis et même incompris par la petite fille, était la seule explication possible à l'agonie des serpents. Plusieurs décisions devaient être prises pour que la jeune méduse soit sauvée: le renvoi définitif du dénommé Gouve et un séjour prolongé d'Eyhide dans une tour noire afin de lui faire oublier l'incident et permettre aux serpents de retrouver leur vitalité. L'Ancienne se réjouissait que l'affaire se soit conclue si vite. Dès l'aube, elle se mettrait en route avec ses deux compagnes et la petite fille.

Dame Adelmio, déclara t elle en vrillant son regard à celui de la mère, votre fille va nous suivre. Elle habitera avec nous. Le temps pour elle de se remettre, d'oublier et de renouer le contact avec ses serpents. Naturellement, vous n'êtes pas invitée. Visiblement, votre amour n'a pas suffi.

Le reproche cingla la conscience de dame Adelmio que la sentence venait de blesser bien plus que tout. Elle avait affirmé à sa fille que même les Anciennes ne pourraient les séparer et à présent, face à celles qui représentaient le pouvoir et l'histoire du royaume, elle se trouvait muette et incapable de trouver les arguments qui retarderaient l'inéluctable.

Les Anciennes se levèrent, considérant sans doute que la mère n'avait ni le droit ni le courage de s'opposer au départ de sa fille. Elles se doutaient bien que dame Adelmio redoutait ce voyage, toutes les mères de ce pays réagissaient de la même manière lorsqu'on leur enlevait leur fille. Pourtant, alors qu'elles s'apprêtaient à franchir le seuil de la chambre, elle les interpella:

Attendez ! Si Gouve est renvoyé, ne croyez vous pas que les choses s'arrangeront d'elles mêmes ?

Non, affirma dame Sienezza avec une moue condescendante. Votre fille nous appartient, telle est notre décision.

Elles disparurent dans le couloir. Dame Adelmio croisa le regard de sa fille. La honte la fit frémir et incapable de la supporter plus longtemps, elle tomba au pied du lit, les épaules secouées par des sanglots que personne n'aurait pu retenir. Paralysée par le chagrin de sa mère, Eyhide laissa le carabin s'éclipser:
- Maman ? souffla t elle lorsque la porte se fut refermée.

Elle avança la main jusqu'aux serpents épanchés en corolle sur le drap blanc. Sa mère leva sur elle des yeux embués

Pardon, ma chérie, pardon...

Maman, ce n'est pas Gouve qui rend tristes les serpents.

Non, ne t'excuse pas, ma douce. Ce n'est pas de ta faute, tu es bien trop petite pour avoir pensé à mal.

Eyhide ne pouvait plus garder son secret. La peine qui affligeait le visage de sa mère lui faisait oublier le lutin et même son Danseur. Dame Adelmio se releva lentement et s'éclaircit la voix :

Il ne faut plus pleurer, soupira t elle. Il faut que nous soyons courageuses, toutes les deux.

Un Danseur, maman... c'est le Danseur qui rend tristes les serpents.

Sa mère fronça les sourcils et essuya une larme du revers de la main :

Qu'est ce que tu racontes, ma chérie ?

Dans le tableau, il y avait un lutin. Il s'appelle Yzoun et il vient de Keshe. Il était caché sous la robe de grand mère et il a dû en sortir, déguisé en chien. Maintenant, il est à la cave, dans un tonneau.

Une expression inquiète se peignit sur le visage de dame Adelmio. Sa fille délirait. Était ce la fièvre ? Elle porta la main au front de l'enfant mais la fièvre, apparemment, n'était pas responsable. Alors quoi ? Peut être s'inventait elle des histoires, un flot de chimères qui puisse noyer sa peur ?

Il a même dit que j'étais en danger, qu'il fallait partir de la maison, ajouta sa fille d'une voix presque suppliante.

Eyhide voyait bien que sa mère ne la croyait pas. Elle rejeta soudain le drap et se mit debout:

- Viens..., fit elle en glissant sa petite main dans celle de sa mère.



 
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